ENTRÉE DU LUTTEUR
Changement de décor.
Tout a été un peu trop facile pour vous et moi, vous ne trouvez pas ? Et si on oubliait un peu Molching ? Ça nous ferait du bien.
Sans compter que c'est important pour la suite de l'histoire.
On va se déplacer un peu, jusqu'à un lieu secret, une réserve, et on va voir ce qu'on va voir.
UNE VISITE
GUIDÉE DE LA SOUFFRANCE
À votre gauche,
ou peut-être à votre droite, ou qui sait droit devant,
vous trouverez une petite pièce obscure.
Un Juif y est assis.
Il n'est rien.
Il meurt de faim.
Il a peur.
S'il vous plaît, essayez de ne pas détourner le regard.
* * *
À quelques centaines de kilomètres au nord-ouest, à Stuttgart, loin des voleuses de livres, des épouses de maire et de la rue Himmel, un homme était assis dans le noir. C'était le meilleur endroit, avaient-ils décidé. On a plus de mal à retrouver un Juif dans l'obscurité.
Il était assis sur sa valise et il attendait. Combien de jours cela faisait-il, maintenant?
Il ne s'était nourri que du goût aigre de son haleine affamée depuis ce qui lui semblait être des semaines, et toujours rien. De temps à autre, des voix passaient et parfois il espérait qu'ils ouvriraient la porte et le traîneraient au-dehors, dans la lumière intolérable. Pour le moment, il en était réduit à rester assis sur sa valise, le menton dans les mains, les coudes lui blessant les cuisses.
Il y avait le sommeil, le ventre vide, l'irritation de cet état de demi-veille et la dureté du sol.
Ignore ces pieds qui démangent.
Ne les gratte pas.
Et évite de bouger.
Ne prends pas d'initiative, quoi qu'il t'en coûte. Ce sera peut-être bientôt le moment de partir. La lumière comme un revolver qui t'explose les yeux. Ce sera peut-être le moment de partir. Ce sera peut-être le moment, alors réveille-toi. Réveille-toi maintenant, bon sang ! Réveille-toi.
La porte s'ouvrit et se referma et une silhouette se pencha sur lui. Une main créa des turbulences dans les vagues glacées de ses vêtements et les courants crasseux sous-jacents.
«Max, chuchota une voix. Max, réveille-toi. »
Ses yeux s'ouvrirent, mais pas d'un seul coup, comme lorsqu'on se réveille en sursaut. Ça, c'est quand on s'éveille d'un mauvais rêve, pas lorsqu'on s'éveille dans un cauchemar. Non, ils passèrent péniblement de l'obscurité à la pénombre. C'est son corps qui réagit, en haussant les épaules, en lançant un bras dans le vide.
La voix l'apaisait, maintenant. « Désolé d'avoir été aussi long. Je crois qu'on m'observait. Et le type de la carte d'identité a mis plus de temps que je ne le pensais... » Une pause. «Mais ça y est, tu l'as. Elle n'est pas d'une qualité exceptionnelle, mais elle devrait faire l'affaire jusqu'à ce que tu sois là-bas. » L'homme s'accroupit et agita la main en direction de la valise.
Dans l’autre main, il tenait un objet lourd et plat. « Lève-toi ! » Max obtempéra. Il se leva en se grattant la tête. Il sentait ses os craquer. «La carte d'identité est là-dedans. » C'était un livre. «Tu devrais y mettre aussi le plan et les instructions. Et il y a une clé scotchée à l'intérieur de la couverture. » L'homme ouvrit la valise en faisant le moins de bruit possible et y plaça le livre comme s'il s'agissait d'une bombe. «Je reviens dans quelques jours. »
Il laissa à Max un petit sac contenant du pain, de la graisse et trois petites carottes, avec, à côté, une bouteille d'eau. «Je n'ai pas pu faire mieux. »
La porte s'ouvrit et se referma.
La solitude, à nouveau.
Et tout de suite, les sons.
Quand il était seul, le moindre bruit s'entendait dans l'obscurité. Chaque fois qu'il remuait, il y avait des craquements, comme s'il portait un costume en papier.
La nourriture.
Max divisa le pain en trois morceaux et en mit deux de côté. Il consacra toute son énergie à mâcher et à avaler celui qu'il avait à la main, forçant les bouchées à descendre le couloir desséché de sa gorge. La graisse était dure et froide, et des morceaux se détachaient par endroits et restaient collés. Il devait déglutir vigoureusement pour les faire descendre.
Ensuite, les carottes.
Là encore, il en garda deux. Quand il dévora la troisième, cela fit un bruit assourdissant. Le Führer lui-même devait entendre le broyage de cette pulpe orangée dans sa bouche. Il se cassait les dents à chaque bouchée. Quand il but, il eut l'impression de les avaler. La prochaine fois, se dit-il, bois en premier.
Plus tard, lorsque les échos se turent, il trouva le courage de tâter ses gencives avec ses doigts et, à son grand soulagement, ses dents étaient toutes là, intactes. Il essaya vainement de sourire. Son esprit restait fixé sur ses dents. Pendant des heures, il persista à les tâter.
Il ouvrit la valise et en sortit le livre.
Il faisait trop sombre pour qu'il puisse lire le titre et il ne pouvait courir le risque de craquer une allumette pour le moment.
Lorsqu'il parla, ses paroles avaient le goût d'un chuchotement.
« S'il vous plaît, dit-il. S'il vous plaît. »
Il parlait à un homme qu'il n'avait jamais rencontré. Il connaissait un certain nombre de détails importants sur lui, dont son nom. Hans Hubermann. Il s'adressa de nouveau à cet étranger lointain. Une supplication.
« S'il vous plaît. »